Complainte d'un paysan

Publié le par Akotêgnon Gbêdékounnou Ascension BOGNIAHO

Un étale d'exposition d'articles scolaires

Un étale d'exposition d'articles scolaires

La conjoncture actuelle rend difficile la rentrée scolaire 2019-2020 pour beaucoup de patents d'élèves béninois, particulièrement pour les paysans.

À quelques jours de la rentrée des classes, alors que je finissais de courtes vacances dans le foyer d'un paysan de mes amis, je surpris l'une de ses prières matinales. C'était plutôt une soliloquie supposée tournée vers Dieu. Et son adresse de ce jour-là à Dieu me bouleversa tellement que je décidai de la partager avec vous.

Seigneur Dieu, bonjour! Je ne peux pas ne pas te saluer ce matin. Où que tu sois en ce moment, d'âpres difficultés assaillent ton fils et ceux que tu lui as donnés. Écoute-moi. Écoute ma prière. Écoute la prière de ton fils.  Si tu éloignes tes yeux de moi à cause de mes péchés, vois au moins la misère croissante des miens afin d'exaucer mes demandes.

La rentrée scolaire vient à grandes enjambées, et jusqu'ici, j'ignore comment tes enfants la feront. La conjoncture est si rude que même mes bienfaiteurs détournent leurs regards de moi: ils me fuient presque, comme si j'étais un pestiféré. Cependant, je sais que tu viendras à mon secours puisqu'il ne me reste plus que toi. 

Oui, toi seul peux préserver mon âme, ton bien, de la chaleur matérielle et morale qui l'étouffe. Préserve-moi donc de tout sentiment de xénophobie, de région et de race. Éclaire suffisamment mon esprit de ta lumière pour identifier les réalités et les personnes - peuples, races, individus - qui s'opposent au développement de mon pays et,  par ricochet, au mien. Aide-moi à les combattre énergiquement dans la lucidité et la justice, avec le courage et la détermination, sans violence. Car, Dieu, tu as créé les hommes égaux et frères, sans sous-hommes ni sous-races, sans riches ni pauvres, en tout cas,  dans tes principes d'équité. 

La traite négrière et la colonisation étaient des avatars de l'histoire de l'humanité, le néocolonialisme en est encore de nos jours leur forme-appendice, mais cruelle, perpétuée par la cécité notoire de mes frères dirigeants, sous l'instigation des Blancs. Je dois continuer à en combattre les séquelles chosifiantes de mon peuple, même si les acteurs de cette pérennisation sont mes propres frères, tout le monde ayant droit à un développement relativement égalitaire.  

Néanmoins, je comprends mes bienfaiteurs qui m'évitent en cette période.  Daigne les comprendre, toi  aussi, Seigneur. 

 En effet, les uns, qui tenaient des étales sur les trottoirs ou qui vendaient à la criée aux abords des grands marchés, ont été déguerpis sans aucun ménagement. Leurs affaires chutèrent;  ils se débattirent en vain pour une reconversion salutaire et, de guerre lasse, ils se résignèrent et se posèrent chez eux, serrés dorénavant  par la misère. Ô Dieu! Tu  vis cela. Tu vis leur déchéance sans mot dire.

Les autres, propriétaires d'échoppes naguère florissantes, où des transactions ne tarissaient point tout au long de l'année, croulent aujourd'hui sous le poids d'une fiscalité rageuse. Seigneur, tu as assisté impassible à la chute dramatique de leurs affaires comme tu le fis de ton unique fils, en permettant à des mécréants de le mettre à mort. Mais Lui, ton fils, partageait la nature divine avec toi. C'est pourquoi tu le réveillas d'entre les morts. Quand penses-tu relever mes frères de la ruine afin qu'ils m'aident ? Si non , cette rentrée sera amère pour mes enfants.

D'autres encore fermèrent leurs cliniques et centres de soins aux malades, sous la dictée des nouvelles lois. Aujourd'hui, je ne saurai où soigner tes enfants si d'aventure, l'un d'eux me faisait un accès de paludisme. Au moins avant, mes frères les soignaient à moindres coûts. À présent, il faut dix à quinze mille francs pour vaincre une attaque de fièvre. Où trouverai-je un tel montant d'argent, einh, Seigneur? Où donc le trouverai-je ? Bon Dieu! Aïe! Qu'ai-je fait là? J'ai juré!!! Non? Tu l'as interdit. Ma faute est devant moi. Seigneur, prends pitié. Christ, prends pitié. Seigneur, prends pitié. Je prends la ferme résolution de ne plus pécher, du moins,  de ne plus jurer de la sorte. Je sais que tu es patient, lent à la colère et que tu m'as déjà pardonné cette légèreté de langage.

Mais je sentirais le fagot si je t'accusais de ne nous avoir pas avertis de l'installation de cette misère endémique.

En effet, pendant les consultations populaires d'il y a quelque temps, il devait se tenir un meeting dans une petite bourgade d'une région au sud-est du pays. Un homme, père de sa petite famille,  mit en croupe sur sa vieille moto, sa femme portant un bébé à califourchon sur le dos, son grand fils de quinze ans et, sur le réservoir de l'engin, un garçonnet d'à peine cinq ans. Ils allaient joyeux participer au rassemblement. Au terme des harangues et promesses démagogiques, ils reçurent chacun un morceau de pain au ventre nappé de quelques miettes de viande et imbibé de beaucoup de cette huile frelatée décriée, un sachet de bissap, et un écho de trois cent cinquante francs CFA. Et l'homme s'en retournait plus survolté vers son village. Le tas de ferraille vrombissait, plus véloce qu'un guépard. Soudain, un banc de sable traître disputa le guidon avec le conducteur. Il zigzagua à gauche, puis à droite;  la cargaison perdit l'équilibre et chuta dans le sable. Le tuyau d'échappement incandescent mordit cruellement le mollet droit du grand garçon tandis que le bébé, éjecté du dos maternel, se retrouva à quelques mètres, le crâne ouvert. Hun!

Père, où as-tu accueilli ce bébé victime de la politique et martyr de la misère? Au paradis ou au purgatoire? Peut-être, et je n'ose pas y penser, en enfer car personne ne connaît les règles de ta justice. S'il me revenait de juger cet enfant, il irait dans la félicité éternelle et je jèterais dans les guéhennes tous les dirigeants qui ont tenu les rennes de ce pays et n'ont pas pensé à mettre leur concitoyens à l'abri de ces malheurs de la misère. Je referais le procès de ceux d'entre eux que j'aurais mal jugés pour une bonne condamnation. Han! Je viens encore de blasphémer ! Quelle audace que de vouloir me mettre à la place de mon créateur, de m'attaquer à ses jugements, Lui qui est omniscient? Mon âme est troublée et triste. Elle est parvenue à un tel degré d'égarement que je délire. Pardonne-moi, Seigneur. Cette rentrée me rend fou.

Je voyais quelques larmes couler sur les joues de mon hôte priant. Il soufflait et les râles qu'il émettait s'entendaient bien. Mais du revers de sa main droite, il essuya ses larmes et reprit sa prière.

Qu'avons-nous fait, Seigneur,  pour mériter ce traitement ? Tu es juste, je le sais. Tu es clément, je le sais aussi. De quel péché sommes-nous punis? Les Blancs dont on a  clamé le retrait dans leur pays sont toujours là. Et mes frères ne savent pas qu'ils représentent un danger permanent pour notre peuple et notre développement, qu'il faut nous défaire d'eux, de leur amitié, de leur coopération pourrie et hypocrite. Jusques à quand mes frères dirigeants avanceront parmi eux et avec eux, un bandage sur les yeux? Ils veulent être partout. Dès que des peuples se rassemblent pour construire quelque ouvrage libérateur de leur pays, comme des vautours,  ils viennent proposer leur aide. Dieu, tu vois cela et tu te tais. Tu sais pertinemment qu'ils viennent pourrir la construction mais tu ne dis rien. Ne serais-tu pas  partial, par hasard ?

Comme si ces Blancs d'Europe ne suffisaient pas  pour nous maintenir dans notre délabrement, tu permets à des Indopakistanais, des Libano-syriens et des Chinois de s'abattre sur nous comme des tisserins ou des mange-mil. Ils pullulent partout, dans nos hameaux, dans nos villes. Ils sont venus l'argent plein la valise. Ils achètent tout, terrains, bois et rivières sacrés, reptiles, sauriens et insectes. Ils déboisent, entourent, de murailles fortifiées qui cachent leurs douteuses activités, nos terrains arrachés avec la complicité de la misère. Seigneur, tu vois tout cela et tu ne dis rien. Permettras-tu qu'ils nous chassent de notre pays, de cette terre où nos placentas ont été enterrés? Vas-tu leur permettre de nous reléguer dans des réserves? Mais! Est-ce à toi que je devrais poser ces questions? Non! Elles devraient être adressées à mes frères dirigeants. Pardonne-moi mon outrecuidance. Mon esprit est égaré, car j'ai peur de cette hypothèque qui plane sur la rentrée de mes enfants. 

Dieu, mon Dieu! Tu sais que je ne suis pas paresseux. Je dépense sans ménagement la force musculaire dont tu m'as pourvu. Cependant, quelle envergure est celle d'une agriculture de subsistance ? Ma région ne produit ni coton ni anacarde. On n'y trouve que des grands vivriers comme le maïs et le manioc. Cette année, j'ai dû vendre mon maïs frais sur pied dans mes champs pour parer à la précarité ambiante et protéger les miens de la disette. Ces transactions obligées du maïs frais rapportent moins de devises que celles de la céréale sèche. Pouvais-je rester insensible à la faim et au dénuement qui attaquaient les miens? 

Seigneur, on aurait dit que la nature que tu nous as donnée dans ta grande générosité avait organisé une série d'attaques contre nous. La sécheresse fut rude jusqu'au craquèlement du sol, empêchant ainsi le manioc de croître pour atteindre un calibre rentable à la vente. Ses tubercules étaient minuscules à en pleurer. Je dus les brader de mauvais cœur. En cette période, t'en souviens-tu, je te priais tous les soirs pour que tu acceptes de protéger les cultures des terres lacustres. Mais contre toute attente, une montée inopinée des eaux déferla de là-haut vers la plaine, menaça d'emporter toutes les cultures. Gbatakin, foundja, févi, azin, wêli, tchawê furent récoltés en toute hâte et cédés aux commerçantes véreuses des centres urbains avoisinants. Et voici le ballet humiliant de nos créanciers.  Ces organismes de microfinance qui nous aident par des prêts à emblaver une grande superficie de terre afin de produire beaucoup de récoltes. Cette année, la crue a tout fait péricliter. Beaucoup d'entre nous durent mettre en gage d'autres lopins de terre pour solder les dettes. Aoh, Dieu!

Mon hôte pleurait de nouveau. Il pleurait doucement comme un enfant impuissant devant un obstacle, une force qui lui a arraché son objet favori. 

Seigneur, as-tu vu tout cela? Verras-ru encore d'autres mzlheurs, sans nous secourir? Ceux qui étaient venus parler de toi et t'implanter sur la terre de nos aïeux avaient soutenu qu'en toi se trouvait le bonheur. Où donc est-il ce bonheur?

Et mon hôte pleurait.

Penses-tu que je pourrai faire face aux dépenses de la rentrée de mes enfants dans ces conditions? Aide-moi. 

Lorsque je récriminais contre la nature devenue peu clémente et imprévisible, un parent lettré accusa le changement climatique. Il me dit que la nature connaissait un dérèglement à cause des attaques anthropiques. Il me parlait des déchets toxiques, des gaz à effets de serre provoqués par la fumée des usines. Voilà, c'est encore eux. Boulimiques sans limites. De mon village jusqu'à la ville la plus éloignée, on  ne rencontre pas une seule usine. Et nous voilà logés aux mêmes enseignes que les pollueurs. Tu sais bien que je ne suis pas raciste, ni xénophobe, ni régionaliste. Mais fais quelque chose pour que ces hommes changent leurs rapports avec la nature. Les tornades, les incendies et les tsunamis n'ébranlent pas leur furie dévastatrice au nom d'une civilisation mécanique de grandes consommations. Les peuples peu développés paient pour ceux-là qui vivent dans l'accumulation. Crois-tu que cela est juste? Dans tous les cas, je ne ferai plus de conjecture pour ne plus blasphémer. Sinon, je te demanderais de te souvenir de Sodome et de Gomorrhe. C'était bien toi, qui te fis respecter, ce n'était pas un autre.

Tu nous recommandes d'avoir confiance en toi. Moi j'ai confiance et tout mon espoir est en toi. Je comptais sur le gaçon de ma sœur pour venir à la rescousse par quelque pécule afin de me permettre de faire cette fameuse rentrée. J'avais en projet de lui demander non pas une aumône mais un prêt. Il travaille comme reporter dans une radio libre de la capitale. Il m'aide par moments quand je le sollicite. Mais depuis bientôt trois mois, le pauvre enfant a son couvert chez moi et s'appuie sur ma poche pour son transport. Son patron a cessé de les payer, lui et ses collaborateurs, arguant que la radio devait s'autosuffire. Dieu, tu me vois cela? Un type plein aux as, propriétaire et mécène d'un parti politique, refuse crânement de payer leurs miettes aux meurt-de-faim qu'il exploite. Dans un mois ou deux, tu le verras, dans des reportages télévisés, remettre des dons à un asile de malades mentaux, à un orphelinat, pour montrer qu'il fait du social. Pendant ce temps, il soumet à la diète tous ceux qui travaillent pour lui. Seigneur, prends pitié de lui car il ne sait pas ce qu'il fait. Mon neveu vit à présent sous la menace d'expulsion de son logement parce qu'il doit trois mois de loyer à son logeur. Mais quelque chose me réjouit discrètement et tu ne peux le deviner, Seigneur. Ce politicard rejoindra ses camarades exilés si jamais il ose distribuer des dons cette année. Le grand chef, propriétaire du pays, ne tolère à personne ces opérations de charme pour supplanter en popularité son impopularité personnelle. Il soupçonne  vite une manœuvre pour rivaliser avec lui pour les élections à venir. Dès lors, il lui trouvera quelque peccadille commise  au temps où le prétentieux dirigeait la comptabilité d'une entreprise du pays et mettra à ses trousses la juridiction chargée de réprimer les détournements et autres actes délictueux. Seigneur, tu peux compter sur le grand manitou, il ne le ratera pas, s'il osait. 

Où que je me tourne pour résoudre le problème de cette rentrée, je me heurte à un écueil. Est-il possible que tout le monde ait des problèmes dans ce pays? Ma vie est salée à couper la langue. Cependant, je ne me décourage point, tu m'as fait des nerfs aussi trempés que l'acier. Je t'en remercie.

Aussi, jetant aux orties ma fierté, Seigneur, ai-jei sollicité un cousin entrepreneur, pour me venir en aide dans cette mauvaise passe. 
Le jour où je marchais vers sa maison pour la négociation, j'échafaudais tous mon plan de communication. Je lui présenterai le sinistre qui mit en péril les récoltes et nous livra poings liés à nos  créanciers. Je lui raconterai la vanité de mes pérégrinations pour trouver de l'aide et, par ce biais, je fléchirai son cœur en ma faveur.

Seigneur, je prie en ce moment pour tous mes bienfaiteurs, fais-leur du bien, fais prospérer leurs affaires afin qu'ils me viennent en aide, toutes les fois que je les solliciterai.

Ce jour-là, mon cousin me reçut avec bonhommie et prêta une oreille plus qu'attentive à ma requête. Je ne demandais que quelques sous pour faire face aux premières dépenses de réinscription et d'achat de quelques cahiers pour commencer, convaincu que j'assurerai aisément le reste des frais d'écolage  dans le courant de l'année. Seigneur, je commençais par flatter son orgueil de généreux donateur, puis j'exposais mes déboires et finissais mon adresse par ma requête. Tout le temps que je parlais avec mille précautions et une voix chevrotante, l'homme me regardait, on aurait dit un brin de chagrin dans les yeux. Heureusement que ton ange m'accompagnait ce jour-là, si non, la réponse qu'il me donnait m'aurait tué. 

Il était désolé de ne pas pouvoir m'aider. Depuis quelques mois, il ne gagnait plus aucun marché et son entreprise battait de l'aile, elle était même au bord de la liquidation. Pourtant, Dieu sait qu'il avait quelque expertise dans la confection d'ouvrages routiers de toutes sortes. Mais les nouvelles règles d'attribution des marchés publics l'avaient exclu de toute compétition,  en taxant d'obsolescence sa compétence et sa technicité. Lui-même ne savait pas si ses propres enfants fréquenteraient l'école cette année. Il s'était confié au Seigneur afin qu'il l'aide dans la résolution de ce problème.

Seigneur, ce discours me laissait pantois, désemparé.

Cet ultime échec finissait d'anéantir la détermination de mon hôte.

Pourquoi dois-je souffrir de la sorte, dit-il à haute voix ?

Puis il se dressa subitement comme mû par un ressort.

Je n'ai pas deux solutions à présent, marmonne-t-il. J'irai de ce pas déposer mes enfants à l'église de la paroisse. Dieu lui-même se chargera de les scolariser.

Seigneur, prends pitié. Pardonne mon audace. Je suis le dos au mur. Toi seul restes mon dernier recours. N'a-t-on pas dit que tu es tout-puissant, démontre-le moi à présent. Amen!

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