L'ère du numérique au Bénin: enjeux et défis

Publié le par Ascension BOGNIAHO

On peut s’étonner de la présence d’un littéraire dans une docte assemblée où l’on écoute et discute de brillants exposés sur le numérique. Ce n’est pourtant ni inconscience, ni bravade, mais plutôt l’appel du thème général du colloque : « penser le numérique ». Je le comprends dans le sens de : réfléchir sur le numérique en vue de lui donner un visage humain, alors que lui, ambitionne de construire le bonheur pour l’homme en conquérant pour lui un monde de facilités féeriques. Et pourtant, le numérique renferme des dangers pour l’homme.

Je viens du Bénin, un pays que certains connaissent peut-être. Ancienne colonie française, indépendante depuis 1960, le Bénin, dont la capitale est Porto-Novo, est un pays de l’Afrique de l’ouest, limité au Nord par le Burkina Faso, à l’Ouest par le Togo, à l’Est par la République fédérale du Nigéria et au Sud par l’océan Atlantique. Sa population est estimée à 9 983 884 habitants dont 80% de personnes qui ne parlent, n’écrivent ni ne lisent aucune des langues créatrices du numérique même si le taux de scolarisation s’accroît constamment, 47%.

Aujourd’hui, les habitants des grandes villes se posent deux questions angoissées : « qu’allons-nous devenir ? », « que devons-nous faire ? Pendant ce temps, les gens dans les campagnes sont paisibles. Ces questions viennent de la migration de la radiodiffusion du mode analogique en mode numérique ; des affiches géantes annoncent l’événement et renforcent l’angoisse. Par ce biais, une partie de la population béninoise prend conscience de la réalité du numérique, au moins à un niveau pratique de sa vie quotidienne. Ainsi, à l’observation, le numérique crée quatre types de populations : les scientifiques et les techniciens créateurs : ils l’utilisent avec dextérité et raffinement ; les critiques en numérique parce qu’ils dissertent sur le phénomène, les lettrés en numérique qui sont des consommateurs- utilisateurs autodidactes, informés sur le tas et parfois sur le tard ; et, enfin, les analphabètes : des consommateurs-utilisateurs ignorant tout de ce qu’ils utilisent dans leur quotidien : c’est la grande masse. Je me demande si cette nomenclature ne se retrouve pas aussi bien dans les pays développés riches que dans les pays en développement comme le Bénin, mais à des proportions différentes. Aussi me parait-il intéressant de réfléchir, de façon cursive, sur l’ère du numérique au Bénin: en ses enjeux et défis.

Je ne vous ferai pas l’affront de définir le numérique. Il est une des résurgences des TIC, Et sa partie pratique est composée de machines de toutes sortes, mais pour une certaine frange de la population, il se limite aux appareils photos, caméscope, écran plat, ordinateur, téléphone mobile, tablette, Hoover, poste de radio, que sais-je encore ? Si on considère l’ordinateur comme la première machine où l’on voit le numérique à l’œuvre, son adoption dès les années 80 au Bénin et les services qui en découlent projettent le pays dans l’ère du numérique. L’utilisation massive du téléphone mobile (Parc global en 2013 : 6.033.349) accentue la présence du numérique et bientôt l’avènement de la radiodiffusion et de la télévision numériques achèvera d’en installer le règne. Il y a donc lieu de chercher à savoir les souffles qui justifient cette démarche. Est-ce par mimétisme ou par une volonté nettement exprimée de ne pas rester en rade au bord de la route de l’évolution, ou par un effet d’entraînement ? En procédant comme une hydre, le numérique ne sonnera-t-il pas la mort lente des cultures endogènes minoritaires, pour installer subrepticement, parfois, par une douce violence de transfert de technologies, et par un pseudo-intellectualisme envahissant les campagnes, une civilisation universelle issue plutôt des pays développés et annoncée depuis longtemps dans les concepts de globalisation et de mondialisation, cet impérialisme des temps modernes ? Le Bénin et les pays de sa catégorie ne doivent-ils pas penser autrement le numérique afin de connaître à quoi ils s’engagent, ce qu’ils y perdent, ce qu’ils doivent sauvegarder pour rester eux-mêmes ? A un niveau plus élevé, cette ère du numérique ne représentera-t-elle pas une instance supplémentaire de ponction financière des pays en développement, un nouveau levier de l’enfoncement dans la paupérisation?

La présente réflexion ambitionne de répondre à ce questionnement en faisant l’état des lieux de la marche du Bénin vers le numérique dans le domaine de l’audiovisuel, dont le cap fatidique est fixé pour le 17 Juin 2015 ou au plus tard pour 2020, d’en montrer les raisons mais aussi de suggérer les attitudes à adopter pour ne pas disparaître. C’est une recherche action et projection ; elle en dépasse pourtant le cadre pour mettre en relief les déterminants matériels et psychologiques indispensables au pays et à la culture béninoise de peur de subir la phagocytose des cultures d’ailleurs. De ce fait, elle s’appuie largement sur la méthode quasi expérimentale dans sa phase de documentation, de compilation et d’analyse, et s’ordonne autour de deux axes principaux : la situation des TIC au Bénin ou le contexte de la migration et les attitudes à observer pour une endogénéïsation ou une domestication du numérique.

Les TIC jouent un rôle primordial dans presque tous les compartiments de la vie des sociétés modernes. En dépit de la disparité du niveau d’information de leur population, les pays, dont le Bénin, les ont adoptées. Le gouvernement énonce sa vision du secteur en décidant de « faire du Bénin le quartier numérique d’Afrique. » (Document de Politique et de Stratégie du Secteur des Télécommunications, des Tic et de la Poste 2008, p.13)

Il convient donc à cette étape de la réflexion de présenter les rapports du Bénin avec le numérique.

De fait, l’informatique y est entré timidement après les années 80 et en a envahi tous les secteurs vitaux : l’économie, l’industrie, le commerce, la santé (le Projet de la Télémédecine au Bénin- février 2012), les arts.., attendu que le Bénin participe naturellement à la course mondiale pour le développement. L’administration publique, l’économie, les industries, le commerce et l’éducation utilisent le numérique et les services y attachés pour leur rentabilité et leur visibilité. On mesure ainsi la volonté du gouvernement béninois de mettre la technologie au service de son développement. Même si les mesures prises ne sont pas toutes opérationnalisées à ce jour, elles démontrent que le renforcement de l’utilisation des TIC dans tous les secteurs d’activité reste incontournable.

Le second moteur de cette effervescence, après l’ordinateur, est Internet. En effet, en prélude au sixième sommet de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), qui a eu lieu en décembre 1995 à Cotonou, le Bénin a réalisé sa connexion à internet. Plus tard, le secteur a été libéralisé avec le projet Leland de l’USAID « en tant que conditionnalité de l’appui au développement du secteur » (Ken Lohento 2003). Depuis lors, Internet s’est répandu sur toute l’étendue du territoire national par le biais notamment des télécentres et des cybercafés, mais accompagné aussi de sa grande faiblesse de cybercriminalité.

Au-delà, tout le monde ou presque utilise le téléphone portable, écoute des chansons stockées sur des cartes mémoires, regarde la télévision avec des décodeurs et des antennes paraboliques, prend des photographies avec des appareils photos numériques, visionne des images de cérémonies et manifestations filmées par des caméscopes et stockées sur des Cdrom lus par des appareils DVD ou VCD. Ces pratiques ont parachuté la grande masse analphabète du Bénin voire de l’Afrique dans l’utilisation de technologies modernes dont elle n’a aucune conscience. La vogue du numérique crée constamment des besoins qui poussent à des dépenses, celles-là qui enrichissent les pays producteurs de ces technologies. Au demeurant, comme le bourgeois gentil homme de Molière fait la prose ou la poésie sans le savoir, beaucoup de béninois utilisent le numérique à leur insu. Et si ces usages représentent la partie immergée de l’iceberg, la partie submergée reste à venir ; elle concerne les radios et les télévisions qui devront migrer en mode numérique en juin 2015. Une telle décision est une gageure pour le pays, car elle engage les professionnels des médias et les populations.

En effet, le Bénin est membre de l’IUT (Union Internationale des Télécommunications). Au terme de l’accord régional Ge-06 de Juin 2006 et sous l’injonction de la communauté internationale (on dit que les fréquences FM sont saturées), les radiodiffusions et télévisions passeront progressivement de l’analogique au numérique. Ceci constitue une révolution notable dans le domaine de l’information, la formation, la sociabilisation et la productivité.

Il importe donc dès maintenant de penser le numérique, car il porte en lui quatre données essentielles : le droit, la technicité, la créativité et l’aménagement ou social ou territorial.

A la vérité, les innombrables opportunités qu’offre le numérique font l’euphorie des utilisateurs. Elles accompagnent l’individu où qu’il se trouve et sont en permanence à sa portée, car il lui suffit de posséder un ordinateur, et surtout un téléphone portable ou une tablette pour qu’à la maison, en voiture, au bureau, l’homme reste actif et connecté sur le monde. Recevant de la sorte l’information, il accroît ses connaissances, participe activement à la vie sociale, agit sur le monde, sur son monde en créant à son tour l’information par les réseaux sociaux et autres canaux à sa disposition. On ne peut nier que son droit à l’information, à la formation et aux loisirs n’est pas respecté et même assouvi. « L’introduction du numérique, considérée », par La Commission Nationale du Numérique en France, « comme vertueuse par nature, est supposée améliorer la vie quotidienne des individus et le fonctionnement des organisations publiques comme privées. » Déjà, on note cet engagement des lettrés béninois de tout niveau sur la plateforme Facebook. Ils y dénoncent, invectivent le gouvernement, leurs concitoyens indélicats, critiquent des faits sociaux avilissants pour l'homme, annoncent la tenue d'événements importants pour la vie citoyenne, appellent parfois au soulèvement et à l'indignation publique. On m'objectera que cette activité est réduite à un petit cercle de lettrés. Soit! Mais s'ils peuvent, par le système de bouche à oreille, colporter ces nouvelles vers leurs villages d'origine, la population non lettrée sera à coup sûr aux parfums de de ces faits. Cela peut créer un éveil des consciences et amener au changement.

Pourtant, cet exercice du droit est des plus frappé d’une restriction insidieuse de la liberté plutôt d’une agression des libertés. A chaque « switch on », le flot d’informations qui vrillent dans l’air pour s’imposer ne laissent pas parfois le choix à l’utilisateur à cause de l’attractivité indéniable de chaque élément reçu, mais au-delà, aucune considération n’est tenue de l’âge du jeune récepteur s’il possède un canal de réception : mettra-t-on un code parental sur la RNT ou la TNT captée sur un téléphone portable ou une tablette afin de protéger les couches vulnérables? Ce sont-là des considérations éthiques et philosophiques, peut-être superficielles, mais qui affirment en filigrane qu’il faut laisser une société vertueuse aux générations à venir. Il importe donc que le Bénin, en plus de la loi autorisant la migration, légifère sur ce qui peut être reçu ou ne peut pas l’être, et invente des moyens pour la protection éthique de l’individu, celle de ses libertés, sinon la formation du Béninois viendra d’ailleurs et donnera un type nouveau qui, a priori, ne peut pas être vu comme mauvais mais pourra poser des problèmes sociaux: il vaut mieux prévenir que guérir.

Un autre paramètre crée un autre type de droit : l’analphabétisme. Une importante frange de la population ne lit ni n’écrit aucune langue de sorte qu’il se crée une fracture numérique entre elle et les lettrés. Et comme le constate si bien la CNNUM française : « Aujourd’hui, le choix du numérique avec tous ou pas engage notre avenir. L’inclusion numérique est devenue une condition indispensable du plein épanouissement de l’individu, mu par le désir d’apprendre et d’entreprendre, et comme la condition d’émergence d’un nouveau ‘’vivre ensemble’’. »

Les différentes politiques d’alphabétisation devraient donc se pencher au plus tôt sur cette problématique afin d’aider ces populations à participer à l’histoire en marche de leur peuple et du monde. On ne peut décemment continuer à développer les populations sans les amener à y participer. Ce procédé des plus paternaliste, ségrégatif et de mauvaise foi, écarte le plus grand nombre des décisions, laisse les coudées franches à une minorité qui, se prévalant d'une instruction à l'occidentale, parle au nom de tous, pille les richesses des pays et constitue un îlot de gens aisés, une nomenclature que borde comme une ceinture d'ordures des meurt-de-faim et de maladies endémiques. La tentation est grande de me demander dans quelle langue alphabétiser. La réponse se trouve dans une volonté politique et non dans les atermoiements. Tous les pays qui ont adopté une langue et l'ont accompagnée d'une écriture syllabique l'ont fait par la violence et des douleurs: leur courage a payé. En me taxant de populiste, on me rétorquera que le paysan de Banikoara n'a pas besoin de comprendre le numérique pour avancer. Mais pour quelles raisons veut-on qu'il soit un grand mal voyant au sein d'une minorité qui le conduit?

Faut-il le rappeler, le numérique est une technologie de pointe. De ce point de vue, il s’appuie sur des machines sophistiquées, leur exploitation judicieuse et leur maintenance. Il nécessite donc des techniciens rompus en formation et à la tâche. Dès lors, il suscite un environnement de travailleurs aux rôles et fonctions spécifiquement distincts sans lesquels son adoption serait une désastreuse mésaventure. Journaliste audiovisuel, journaliste de la presse écrite, programmeur, graphiste, infographe, opératrice de saisie, maintenancier, éditeur de service, opérateur de diffusion, producteur d’œuvre audiovisuel, peuplent le secteur du numérique et le font marcher. Une chose est d’avoir des machines, une autre est de les faire fonctionner et alimenter les programmes. Les décideurs béninois veulent compter d’abord sur le personnel existant dont ils pensent relever le niveau par des formations ciblées à l’ISMA (Institut Supérieur des Métiers de l'Audiovisuel) au Bénin, au Cesti de Dakar et à l’institut de l’audiovisuel de Paris, et des formations de surface, ensuite, sur des formations systématiques aux profils indiqués. Celles-ci viendraient achever et/ou prolonger les BTS, DUT et autres Masters qui se délivrent de nos jours dans presque toutes les branches de l'informatique, C’est la mort certaine de l’amateurisme au profit du professionnalisme. Plus de place pour l’à-peu-près ni pour l’improvisation. Sinon les télévisions étrangères n’auront plus besoin de se gêner pour arroser le territoire béninois de la culture d’ailleurs, tels les histoires des telenovelas, les films à l’eau de rose, de carpe et d’épée, de guerres sanglantes, des deux guerres mondiales et de leurs conséquences, de snipers, des westerns, de Kung fu, etc., des documentaires sur des sites de contrées lointaines et autres exploits de coureurs solitaires à la voile ; pendant ce temps, on continuera de montrer l'Afrique à travers les éternelles histoires de famine, de guerres et de déplacements de populations entières, de viols. Et lorsque l'Afrique veut se montrer elle-même, elle le fait à travers de longues plages de danses lubriques, des sacrifices sanglants, comme pour renvoyer aux autres l'image d’Épinal qu'ils ont d'elle. C’est cette tendance qu’ambitionne de corriger l’ISMA . Mais des structures comme cet institut manquent cruellement dans le pays, or les plus grands génies ont pourtant besoin de formation et de travail pour l’explosion de leurs talents. Et le talent s’affûte et s’affine par l’exercice. C’est pourquoi l’ISMA est à encourager.

En ce qui concerne l’aménagement du territoire, l’Etat béninois, après l’acquisition de deux multiplexeurs avec l’appui de l’UEMOA et de la CEDEAO, prévoit des mesures techniques qui viendront renforcer les antennes régionales de relais. Il s’impose la nécessité d’un désenclavement numérique dès le début du processus pour éviter la persistance et l’approfondissement de la fracture numérique. Les promoteurs privés qui couvrent insuffisamment le territoire en ce moment, investiront de grosses sommes d’argent pour l’achat des machines, le recrutement d’un personnel qualifié afin d’exister sur le plan national et, peut-être, international. Cependant, les autres services offerts par le numérique échapperont à beaucoup d’usagers. Déjà les cartes magnétiques des banques, les dispositifs de payement des factures d’électricité et d’eau par des SMS (short message service), les services prépayés créent des difficultés à ceux qui ne savent pas lire et écrire le français. Néanmoins, des initiatives privées construisent partout des télécentres modernes et/ou de fortune, installés dans des baraques, et y mettent des agents pour servir la clientèle illettrée. Tous les intermédiaires de service ont un coût pour l’usager illettré. Il suffit d'ajouter à ces dépenses celle de l'achat de décodeur pour recevoir la télévision numérique, le remplacement des postes de radio analogiques avec les fameuses bandes AM et FM par des appareils digitals pour voir la dépense qu'occasionnera la migration. Ainsi ces nouveaux besoins tyranniques créeront-ils de nouvelles dépenses qui obéreront le faible ou précaire budget du pays et surtout celui des populations. Le décideurs devraient penser à l’équité.

Pour conclure, je dis qu’au-delà des considérations financière, juridique, sociale, formative et culturelle, il faudrait que les utilisateurs béninois et ceux d’autres pays en développement prennent conscience qu’ils appartiennent à des nations possédant des cultures spécifiques et des identités à sauvegarder. Chacun doit donc penser le numérique relativement à lui-même, en tenant grand compte de ses réalités sociales et de ses moyens. Ceci vaut également pour les pays riches où l'on rencontre encore des poches d'illétrisme.

Texte délivré lors du colloque sur le thème: Penser le numérique, organisé du 04 au 05 décembre 2014 par l'Institut d'études scéniques, audiovisuelles et cinématographiques (IESAV) de Beyrouth au Liban, avec la collaboration de CENAM (UIR Web Science). Ce texte est un digest de la contribution qui sera publiée dans une revue choisie par les organisateurs.

 

Ascension BOGNIAHO

 

 

 

 

 

 

 

 

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