Le méchant virus

Publié le par Akotêgnon Gbêdékounnou Ascension BOGNIAHO

Pour sa première année de scolarité, Mero montre un enthousiasme débordant. Elle apprend vite et bien, malgré quelques perturbations sanitaires,  des notions de son niveau et de son âge. Cependant, le Covid_19 vient mettre un sérieux  coup d'arrêt momentané à l'expression d'une vitalité exubérante, d'une joie débordante d'apprendre et de découvrir.

Mero reçoit son cadeau des mains de Père Noël en personne. Quelle joie !

Mero reçoit son cadeau des mains de Père Noël en personne. Quelle joie !

Les jours passaient et se ressemblaient. Tout comme ma mère, j’allais à l’école sans relâche. J’ y travaillais beaucoup et, tous les soirs, j’en revenais très fatiguée à la maison. Curieux de tout, mes amis et moi apprenions des notions nouvelles, des chants nouveaux avec lesquels nous égayions l’école. On nous appelait les enfants de madame Boco.

Mais le temps changeait à notre insu, tellement nous avions le nez dans les cahiers d’activités et nos syllabaires, tellement nous vivions avec nos personnages : Nékima et autres Téné et Dado. Et le temps continuait de changer. On le sentait quand-même dans la nuit profonde où je gigotais plus que d’habitude à cause des morsures d’une grande fraîcheur, ma mère me couvrait. J’avais du mal à me lever le matin de peur d’affronter un vent sec qui attaquait le corps. Il était chargé d’une poussière blanchâtre, et moi, je n’aime pas la poussière. Elle me fait mal à la gorge. Dehors, les animaux se cachaient, les hommes se couvraient bien, ceux d’entre eux, obligés par leur travail d'aller presque torse nu, toussaient violemment parfois. Tous mes camarades et moi portions des vêtements chauds ou des pull-over. Et malgré les fenêtres que l’on ouvrait à peine chaque jour, nous ressentions cette fraîcheur dans notre salle de classe.

- Que se passe-t-il ? demandai-je à l’oncle Toundé, un jour où nous allions à l’école.

- De quoi parles-tu, Méro ?

- Du temps. Moi j’ai froid ; et toi ?

- Ah ! dit-il, c’est l’harmattan, un vent sec venant du désert. J’y suis habitué, moi.

- Tu ne peux pas me l’expliquer plus simplement au lieu de te vanter ! Et qu’est-ce que le désert ?

- Eh ! Ne sois pas désagréable, Mero. Est-ce moi qui ai créé le vent pour te l’envoyer et t’embêter ? Tout le monde ressent comme toi cette fraîcheur inhabituelle. Alors, fais attention à la façon dont tu me parles.

- Bon ! Ne te fâche pas, mon tonton chéri. Qu’est-ce que le désert ?

- C’est un endroit vaste où il n’y a que du sable, sans arbre ni eau.

- Waouh ! Et comment les gens y vivent-ils ?

- Personne ne vit là-bas vraiment.

- Je comprends. Parce que personne ne vit chez lui, le désert envoie son vent pour nous tuer ! Il est méchant. Je ne l’aime pas.

- Voilà comment tu es quand quelque chose te dérange ! Le désert n’est pas un humain, mais un espace. Et puis, ce temps ne dure pas, il va finir bientôt. Sois un peu patiente.

En réalité, ce vent était vraiment méchant. Il avait blessé les lèvres de certains de mes amis, fendu la peau du dos des mains de certains autres. Cette chose appelée  l'harmattan nous tenait, nous obligeait à serrer les jambes et les cuisses.

Et pourtant, hors de l’école, une tout autre ambiance régnait dans la ville. Tous les jours, certains marchands sortaient des haut-parleurs de leurs boutiques sur les trottoirs. Ils emplissaient la ville de musiques dansantes, espérant attirer des acheteurs parmi les passants ou les piétions qui faisaient la lèche-vitrine. D’autres confiaient des marchandises en solde à des femmes ou à des hommes qui, munis d’une clochette, les proposaient à la réclame en criant leurs prix. Il y avait beaucoup de voitures dans les rues ; elles semblaient collées les unes contre les autres et n’avançaient pas vraiment. Et malgré ce grand bruit dans la rue, on pouvait entendre la colère de certains chauffeurs. Noël était proche. Cela se devinait aux chants adaptés à l’occasion, que les baffes diffusaient de loin en loin comme si elles s’en étaient donné le mot d’ordre. Distraits par cette ambiance festive de la ville, nous avions décroché du travail. Notre rythme avait baissé, il avait plutôt changé. La maîtresse s’en était rendu compte, alors, elle nous racontait de belles histoires et nous faisait chanter. Même qu’un jour, elle annonça que le père Noël viendrait en personne pour nous remettre des cadeaux de fête. On était content.

Et le jour vint. Un monde bigarré, composé de femmes, d'hommes et d'enfant, envahit la cour de l’école dès seize heures. La plupart des mamans étaient bien habillées. Vous allez croire que c’était leur fête. Elles étaient en africaine ou en européenne. Les hommes eux-mêmes n’étaient pas en reste. Et l’air frais de cet après-midi-là célébrait toutes ces toilettes ; comme un chenapan, il s’emparait des senteurs que dégageait ce beau monde, les éparpillait pour les jeter dans les narines en guise de taquineries. Nous autres les gamins, on sautillait, on courait à s’attraper et on criait. J’étais habillée d’une salopette violette mouchetée de ronds à fond blanc. Ses bretelles enserraient bien à l’épaule un tee-shirt Lacoste gris et des espadrilles noires chaussaient mes pieds.

Lorsque le préposé à la sonorisation commença à jouer « Petit Papa Noël » à la grande joie de tous, le directeur et le personnel de l’école firent leur apparition et s’assirent au podium. Sur l’ordre du joueur de musique, tous les enfants rejoignirent leurs parents. Trois photographes s’acharnèrent sur les membres du podium et leur envoyèrent dans les yeux la lumière des flashs de leurs appareils photos tandis qu’un reporter filmait la cérémonie avec sa caméra. Le directeur se leva et parla :

- Mesdames et messieurs les parents, chers amis écoliers, bonsoir !

- Bonsoir, directeur, répondit la foule.

- Depuis la rentrée, vous mes petits amis de l’école, vous avez travaillé dur sans relâche. Nous voici à la fin du premier trimestre,  il est bon à présent que vous preniez un peu de repos. Et comme ce sera bientôt la fête de Noël, la fête des enfants, votre fête, le père Noël a décidé de venir en personne vous distribuer vos cadeaux de fête. En êtes-vous contents ?

- Oui, directeur ;

- Nous allons donc l’attendre quelques minutes encore parce qu’il vient de loin. Et après la fête, vous serez en congé pendant une quinzaine de jours.

Il finissait à peine son discours quand deux enseignants vinrent de l’extérieur, portant des corbeilles remplies de paquets emballés dans des papiers de couleurs variées. Ils les entassèrent au pied de l’arbre dont les guirlandes faisaient clignoter plus follement leurs lumières intermittentes. Soudain, une clameur s’éleva : « le Père Noël est là ». La foule se leva et chercha à le voir.

L’homme était élancé. Tout son habillement et lui-même se présentaient comme une chanson de couleurs vives.  Il portait en effet, ce jour-là, un pantalon bouffant que soulevait un peu au-delà du nombril un petit ventre bombé,  une chemise à col Mao aux manches longues et une cape semblable à celle de Eda,  la Dame Chouette de l’un de mes dessins animés favoris ; cette cape lui arrivait aux mollets. Taillé dans de la popeline rouge,  tout cet ensemble se terminait aux extrémités par de larges bandes blanches. Un bonnet rouge dont le contour de tête était un large  parement blanc couvrait à moitié des cheveux blancs eux aussi. Il était surmonté d'un pompon blanc, et blanche également était une abondante barbe qui lui tombait sur la poitrine de même que les gants qui couvraient ses mains ; à ses pieds enfin, luisaient  des bottines noires.

Un brouhaha accueillit son entrée. Des amis apeurés s’agrippèrent aux cous de leurs mères, tandis que d’autres, plus téméraires, voulurent aller le toucher s’ils n’étaient pas retenus par leurs mamans. Un tonnerre d’applaudissements accompagnait sa marche vers le podium. Personne ne faisait plus attention au bavardage du DJ, tant le Père Noël séduisait ce monde debout et en liesse. La cérémonie prit feu quand il se mit à danser sur la musique d’un air joyeux. Et voilà que toute la cour dansait, les autorités de l’école, le personnel, les écoliers et même les mamans, surtout elles, elles dansaient. Au terme d’une animation époustouflante, le Père Noël distribua les cadeaux en nous appelant par nos noms et prit une photo avec chacun de nous.

- Comment se fait-il que le Père Noël connaisse nos noms ? demandai-je intriguée à ma mère ;

- Vos noms sont écrits sur vos cadeaux.

Alors que certains de mes amis traînaient encore à l’école, ma mère et moi rentrâmes à la maison. On nous remit à la sortie un sac qui contenait un bac de repas à emporter, deux canettes de sucrerie et un calendrier mural où était imprimée la photo que je venais de faire avec l’homme providentiel : c’était simplement fantastique et j’en étais heureuse. Néanmoins, la véritable surprise m’attendait. Car une fois parvenue à la maison, je déballai fébrilement mon paquet : il contenait une poupée à la chevelure abondante, pareille à celle de Raiponce, une chaise et une table de maquillage, un peigne, un miroir, un sèche-cheveux, des bigoudis.

- Waouh ! c’est tout un salon de coiffure, mon cadeau ! lançai-je à ma mère.

- Tu en as de la chance, ma fille. Profites-en.

Je créai une place à mon salon sur le bureau de ma mère et installai ma cliente sur sa chaise ; j’entrepris gaîment de la coiffer. Je devais faire tous les gestes de Mamanmira, notre coiffeuse. D’abord, j’allai chercher de l’eau pour laver les cheveux.

- Que fais-tu comme cela, Mero ? cria ma mère

- Je veux laver les cheveux de ma poupée

- Va me déposer immédiatement ce bocal quelque part. Ne renverse pas de l’eau sur mes copies sinon je vais te botter les fesses.

- D’accord, maman. J’obéis tout de suite, dis-je en courant jeter l’eau dans la douche.

- Puis-je la coiffer sans lui avoir lavé les cheveux ?

- Tu as intérêt, répondit-elle sans me regarder.

Je me remis à l’œuvre. D’abord, un coup de peigne du côté droit, un autre à gauche, et un autre encore du front à la nuque. Puis, je fis délicatement une première botte de mèches que je voulus enrouler dans un bigoudi. Raté ! J’essayai une deuxième fois sans succès. Alors je me souviens d’une leçon de ma mère : elle disait que personne ne naissait avec rien, que tout s’apprenait. Pour cela, l’apprenant devait  s’armer de courage et de patience, d’attention et de ténacité. Fortifiée par ces principes, je repris mon opération de frisage, mes mains tremblaient, je transpirais. Mais je ne réussissais toujours pas. De guerre lasse, je criai à ma mère :

- Maman, je n’arrive pas à mettre les bigoudis aux cheveux de ma poupée. Peux-tu m’aider ?

- Benh, Mero ! Je dois apprêter le dîner. Je te l’apprendrai un autre jour, veux-tu ?

- D’accord, maman.

Malgré l’aide annoncée, je continuais toute seule mon initiation, mais quelque fût la façon dont je m’y prenais, les mèches s’échappaient effrontément. J’étais au bord des larmes lorsque j’abandonnai ce casse-tête et regagnai la cuisine.

- j’ai un petit creux, dis-je à ma mère

- Va donc manger ta ration de la fête, dit-elle. Tiens, prends une assiette et renverses-y ton repas.

Cela dit, cela fait : c’était du riz créole et une cuisse de poulet. Je remuai bien l’assiettée avant d’entreprendre de porter la première cuillerée à la bouche. Mais soudain, ma mère se rua sur moi, m’arracha la cuillère et goûta le mets. Elle eut une moue de dégoût et cracha la bouchée, récrimina contre l’école dont elle traita les autorités d’escrocs fieffées. Elles avaient pris cinq mille francs pour servir cette pitance infecte et deux canettes de boissons frelatées. Tout en colère, ma mère jurait de ne plus m’envoyer à une telle mascarade ; je devais bon gré mal gré accepter cette décision.

- Je ne recevrai donc plus un cadeau de Père Noël, maman ! dis-je, tout tristement.

- Quoi donc, Mero ! Crois-tu que ton cadeau vienne de cet homme-là ? Il ne t’a donné que dal. Ton père et moi avons choisi ce jouet pour toi, ton école ne connaît même pas la nature ni la couleur de ton cadeau.

Touchée par autant d’amour et de sacrifice pour moi, j’allai vers ma mère, me suspendis à son cou et lui fit un bisou.

- Je t’aime, maman, lui dis-je

- Moi aussi, ma fille

- J’aime papa aussi

- Tu le lui diras à son retour.

Nous étions donc en congés ;  ils s’étalaient sur des jours qui paraissaient interminables, mais renfermaient leurs surprises secrètes, les fêtes de Noël et celles du jour de l’an.

En arrivant dans notre salon un matin, je vis mon père et plein d’autres surprises.

- Tu es rentré, papa ?

- Oui, hier tard dans la nuit. Tu dormais déjà et je n’ai pas voulu te réveiller.

- Chouette ! Tu vas bien, mon papa ?

- Oui, ma chérie. Et toi-même ?

- Je vais très bien, papa. J’ai reçu hier mon cadeau de Noël. Regarde, c’est le salon de coiffure sur le bureau de maman.

- C’est bien, Mero. Viens faire ta toilette.

Je suivis mon père dans la douche où il me brossa lui-même les dents et me fit prendre mon bain. Quand nous revînmes dans le salon, il me remit mon cadeau habituel de son retour de voyage. Cependant, je n’avais d’yeux que pour le travail que faisaient mon oncle et ma mère. Ils avaient déjà décoré l’arbre de Noël. C’était un arbuste. On n’en voyait pas la couleur du feuillage tant il était chargé de guirlandes, de boules, de petits bons hommes et d’étoiles. Il était vraiment beau dans son accoutrement, notre arbre !

- Qu’avez-vous écrit sur ce grand mur, maman et tonton ?

- C’est joyeux Noël, Mero, me répondit mon oncle.

- Merci, merci, dis-je en faisant des révérences.

- Tout est spectacle pour toi et tu es toujours l’artiste, le centre de tout, dit ma mère, apparemment excédée par ma propension à faire la révérence.

- Non, maman. Ici et maintenant, l’honneur est pour moi. Le directeur a bien dit que Noël était la fête des enfants. Que celui d’entre vous qui est encore un enfant  lève le doigt !

- Ok, Mero, tu es trop forte, dit mon oncle.

- Maman, c’est quand la fête ?

- Elle commencera ce soir par la naissance de Jésus, dans la nuit. Et comme c’est un anniversaire, nous allons réveillonner. Demain, nous continuerons la fête par un repas.

- Et ça veut dire quoi réveillonner ?

- C’est manger en famille ou entre des amis tard dans la nuit, jusqu’au petit matin.

- Formidable ! Cela doit être bon.

 Pendant que je parlais avec les autres,  mon père de son côté, discutait  au téléphone avec une certaine dame, il lui  commandait des biches de Noël. Je m’adressai aussitôt à ma mère, mon dictionnaire de tous les jours ; elle connait tous les mots, même plus que mon ordinateur.

- Qu’est-ce qu’une biche de Noël, maman ?

- Mero, on dit buche de Noël et non biche. La buche de Noël est un gâteau, un peu long, avec une forme ronde comme celle du bois sur lequel je découpe la viande à la cuisine. Il est différent de la biche, un animal sauvage qui ressemble à un mouton.

- Y a du chocolat dans la buche ?

Occupée à coller un village de Noël sur un mur du salon, elle ne fit pas attention à ma question. Je la repris pour elle. Son silence m’excéda et je criai très fort :

- Maaaaaman ! Est-ce qu’il y a du chocolat dans la buche ?

- Je ne suis pas sourde et tu n’as pas besoin de vociférer pour me parler, releva-t-elle. Oui, ma chérie, il y a du chocolat dans la buche.

- Super.... ! On va se régaler ce soir.

Je puis vous le confirmer : cela n’avait pas manqué. Le réveillon fut copieux : une assiette de salade pour chacun avec, en prime, des crevettes  frites pour papa, une bonne grillade de pintade accompagnée de frites d’igname et une remarquable portion de la fameuse buche de Noël. Ce fut tout simplement divin comme aimait à le dire mon père, lorsqu’un repas était succulent à son goût.

Le matin du réveillon me réservait une autre  surprise au pied de l’arbre de Noël. Il s’y trouvait en effet un paquet qui m’était destiné. Les yeux scintillant de joie, j’éventrai l’emballage parce que j’étais pressée d’en découvrir le contenu. Dans sa générosité, le père Noël m’apportait encore un deuxième cadeau, un train électrique de trois wagons tirés par une voiture. J’en étais aux anges.

- Tonton Toundé, criai-je, peux-tu m’aider à monter mon train ?

- Voilà, dit-il, en surgissant dans mon dos.

Ensemble, nous montâmes le train, élément par élément, en commençant par des rails circulaires de couleur bleue pour finir par la voiture et les wagons. Couchée maintenant à plat-ventre sur les carreaux, je lance le premier voyage de mon joyau. Je le regarde tourner, tourner et tourner encore, le menton posé sur les bras croisés sous ma tête.

Mero contemple son train.

Mero contemple son train.

J’en avais oublié mon salon de coiffure et même le petit déjeuner. Bien qu’il fût appétissant, je mangeai le repas de Noël à la hâte, priai mes parents de me réserver ma portion du reste de la buche, puis je retournai à mon train dont je suivis les voyages pendant de longues heures. À force de le regarder, je finis par m’endormir.

Quant vint le jour de l'an, on répéta le même menu que celui de Noël, à l'exception de la buche, remplacée par un gâteau moelleux et fondant. On s’était bien régalé toutes les deux fois.

À présent, tout semble fini, la joie de ces derniers jours tombait lentement, une toute autre préoccupation mobilisait l’attention des uns et des autres.  Papa avait repris ses voyages un matin tandis que maman avait fait ma petite lessive. Elle essaie maintenant  de me remettre au travail. Mais moi, je ne voulais pas. Mon train, mon salon de coiffeur m’appelaient constamment,  et ma mère montrait par son agacement une opposition à mon refus de travailler.

J’avais raison. Les adultes sont compliqués et ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Voilà ! Avec leur argent, ils achètent des cadeaux pour les plus petits, après avoir cherché longtemps, longtemps dans les magasins. Peut-on dire que dans leur démarche, il n’y ait pas  le désir de nous  voir jouer? Et pourtant,  ils nous empêchent encore de jouer, nous avons quand-même des droits !

 J'avais à peine joué quelques jours avec mes beaux cadeaux que déjà ma mère nous déclarait la guerre. Elle m’ordonnait de les ranger quelque part, et vite. Mais moi, je traînais les pas, espérant qu’elle me lâcherait les basquets. Faux calcul !

- Mero, m’interpelle-t-elle un jour,  de depuis la douche où elle faisait sa propre lessive, je t’ai bien demandé de me ranger ces jouets et d’aller faire les exercices que je t’ai laissés sur le bureau.

- Mais, maman! dis-je d’une voix sanglotante, je dois coiffer ma poupée, elle en a besoin.

- La fête est terminée, l’école reprendra dans quelques jours. Veux-tu y aller la tête vide ?

- Non ! Mais je connais tout ! je me souviens de tout !

- Si tu ne veux pas souffrir, obéis. Quand je finirai ma lessive, je viendrai contrôler le travail que tu auras fait. Mais avant de commencer, va chercher la spatule à la cuisine et mets-la en vue sur le bureau.

La mention de la spatule dans nos négociations m’effraya ; il me fallait obéir. La spatule, vous vous en souvenez, c’est ce bois usé de malaxage de la pâte, dont ma mère se servait, quelques fois comme parmatoire, afin de me tenir en respect. Redoutant la tourmente à laquelle je m’exposerai en désobéissant, je rangeai de mauvais cœur les jouets et me mis au travail. On faisait la révision d’anciennes notions, cela nous occupait toute la matinée et, après le déjeuner et la sieste, j’avais droit au quartier libre, je pouvais regarder la télé ou m’occuper avec mes jouets. Vraiment, ma mère est ordonnée !  Qu’elle est bonne ! On accélérait tant et si bien le rythme de mes exercices dirigés que je ne trouvai pas de différence entre la reprise des cours et mon entraînement domestique.

La spatule, cet ustensile de cuisine usé qui sait tenir en respect

La spatule, cet ustensile de cuisine usé qui sait tenir en respect

En fait, cela faisait quelques semaines déjà que l’école avait repris. De nouvelles compétences se présentaient auxquelles nous ne résistions pas, mes amis et moi.  La lecture devenait une passion pour nous tous, surtout lorsqu’elle est appuyée par des images intéressantes. Et je me vantais à l’oreille de mon oncle que je savais lire. Mais je comprenais par son sourire narquois,  qu’il n’accordait aucun crédit à ma prétention: l'homme était finement moqueur. Cela m'agaçait. Ainsi,  pour le confondre, je me ruai un soir dans sa chambre avec mon livre de lecture, en vue d'une démonstration. J’en ouvris une page et me mis à lire. Il me regardait et souriait doucement.

- Mero, me dit-il, qui veux-tu tromper ? Moi ! Non!  Tu ne sais pas lire. Tu ne sais rien du tout.

- Je sais lire, lui criai-je toute dressée sur mes pied, le livre rabattu le long de ma jambe.  C'est toi qui as lu l’histoire que tu viens d’écouter? Mais, Tonton, tu ne m'aimes pas, terminai-je en pleurant.

- Non ! C’est bien toi, mais tu ne sais pas lire, ma fille.

- Et qu’est-ce que je fais, méchant ?

- Je ne sais pas, tu dois savoir

- Moi je sais lire.

- Si tu le dis. Mais sors de ma chambre et va lire de cette façon à ta mère.

Toute penaude, Je m’en retournais dans notre chambre quand il me rappela. Il me tendit un petit livre, y choisit une portion de texte et me demanda de la lire. J’en étais incapable.

- Voilà ! Tu ne sais pas lire. Tu n’es qu’une vaniteuse, conclut-il en me congédiant de nouveau.

Je fondis en larmes et allai trouver ma mère à qui je racontai toute la scène.  Elle me consola et me promit de m’apprendre à lire pour de vrai.

Les jours suivants, nous nous jetions à corps perdu dans la lecture. Elle m'apprit à lier des lettres pour faire des sons. Et voici dans la maison la chanson des T o To, T a Ta, T u Tu, T i Ti. Je liais ainsi les consonnes aux voyelles pour obtenir des sons. Je pouvais lire « Toto tâte ta tête » et bien d’autres textes. J’avais vaincu le mépris de mon oncle et à l’école, ma maîtresse se rendait compte de mon progrès. Je lisais vraiment, je ne commentais pas des images comme le faisaient mes camarades. La seule ombre au tableau était que je ne comprenais pas certains des textes que je lisais, et cela justifiait mes nombreux tâtonnements. Et pourtant, j'étais euphorique. 

Mais un incident malheureux allait interrompre toute cette joie d’apprendre. En effet, un matin, une nouvelle alarmante prenait d’assaut toutes les radios et télévisions qui la déversaient en boucle dans le monde. Un mal indéfini qui tuait surtout des personnes âgées courait des pays lointains vers le nôtre. La frayeur et l’anxiété se lisaient sur tous les visages car personne n’était capable d'imaginer ce qui allait se passer chez nous. Papa et maman échangeaient constamment au téléphone. Contrairement à son habitude de rentrer tous les jeudis, on ne vit point son retour pendant trois semaines.

- Papa ne reviendra-t-il jamais ? demandai-je un jour à ma mère

- Si bien sûr, mais pas ces jours-ci.

- Et pourquoi donc ? Est-il malade ou a-t-il un problème ?

- Il n’est pas malade et n'a pas un problème personnel. Mero, la maladie dont on parle fait beaucoup de ravages dans le pays où se trouve ton père et le président a demandé aux habitants de rester chez eux pour éviter sa propagation.

- Et que va-t-on faire ici ?

- Je n’en sais rien. Mais toi, tu dois faire attention à toi. Ne fais pas de bisou à tes amis, ne leur donne pas la main.

- D’accord maman.

À la maison, je n’avais plus le monopole de la télévision. En dehors de l’émission « Les reines du shopping » de Cristina Córdula, maman assiégeait la télé tous les soirs ; elle zappait de chaîne en chaîne : TF1, TV5Monde, Antenne 2, France 24, Africa 24, etc. Les nouvelles n’étaient vraiment pas bonnes. Il y avait  beaucoup de morts dans plusieurs pays du monde. Les images montraient des tas de cadavres dans certains pays, des ambulances qui hurlaient à longueur de journée. Je pris vraiment peur.

- Maman, qu’est-ce que la mort ? Interrogeai-je un jour.

- La mort ? Comment vais-je te l’expliquer, ma fille, dit-elle en poussant un soupir. Voilà! La mort, c’est quand tu ne respires plus, ne manges plus, ne bois plus, c’est quand tu ne parles plus, ne te lèves plus, ne marches plus, c’est quand tu ne peux plus ouvrir les yeux pour voir les autres et ils t'enferment dans une caisse, te déposent dans un trou et te recouvrent de terre. Et lorsque tu es enterré,  personne ne peut plus te voir sinon par le souvenir.

- C'est ce qui est arrivé à Paix, notre chien ?

- Exactement, Mero, dit ma mère tout heureuse de ma compréhension.

- Est-ce qu’on va mourir ? dis-je en me cramponnant au cou de ma mère

- Non, ma fille

- Et mon père ?

- Papa n’a rien. On vient de se parler. Leurs avions ne volent plus. Et lui se trouve dans une chambre d'hôtel où il attend la fin de l’isolement.

Le mal n’était pas encore venu dans notre pays mais il l’encerclait de sa rumeur grosse à l'impossible. Les radios et les télévisions, les téléphones portables contaient sans relâche ses ravages dans les pays lointains tandis que des voyageurs revenant des pays limitrophes les amplifiaient. S’étant emparée de tout le monde, une frayeur de la mort rôdait comme un spectre et domptait les esprits. Une méfiance perverse s’installait progressivement entre les adultes, et des hommes voyaient la maladie dans la toux passagère de leur frère, le rhume d'un voisin, ils devenaient les uns pour les autres des maîtres du soupçon et s’évitaient. En allant à l’école, j’en voyais beaucoup qui marchaient seuls, d’un pas pressé comme si un dragon les poursuivait. Il devait être très fort, ce mal ! Il n’était pas encore présent chez nous que des adultes, même les plus courageux, en avaient peur.

Papa appelait tous les soirs et je m’intéressais désormais aux échanges entre lui et ma mère. Nous étions à la télé un soir lorsque le téléphone sonna. Maman décrocha aussitôt et se retira dans notre chambre, j’étais sur ses pas.

Allo ! Bonsoir, mon chéri, mon champion ! On va très bien. Mero va bien. Et toi-même ? On rend grâce. Oui, je t’entends bien. Ah ! Ici, nous sommes accrochés aux médias, ils nous informent bien. Le communiqué du Conseil des ministres de ce jour vient de tirer la sonnette d’alarme. Oui, on nous impose des gestes barrières. Allo ! Oui ! Se laver les mains à l’eau et au savon, porter un masque, rester à bonne distance les uns des autres, éviter de se serrer les mains, de s’embrasser, et patati et patata. Mahou ! On est sur quelle planète ? Allo, chéri, d’où vient ce mal ? De la Chine !! Ah bon ! L’origine est controversée !!!! Est-ce le moment de se chamailler ? Ces Blancs vont nous tuer tous ! Mais Dieu veille ! Hein ! Mais, c’est une saignée ! Vingt mille contaminations en une seule journée ! Huit cent morts ! Akoba ! Oui, champion ! Leurs populations ont vieilli. Eiinnn ! Le virus s’en prend surtout aux vieillards. L’Italie, la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, les États-Unis ! Mince alors ! Tout l’Occident est dans l’œil du cyclone ! Hein ! Mi na gan a ? Toi, mon champion, prends grand soin de toi, reste enfermé, mange bien. Ah ! J’irai acheter des masques pour nous tous demain. On vient de nous dire que c’est subventionné, ce qui fait qu’il ne coûte que deux cents francs. Chacun en a droit à trois. Ton ami pharmacien, dis-tu ? Comment s’appelle-t-il ? Mêmênou Jacques ! Oui, je suis là, oui ! 97002100, d’accord, c’est noté. Tu l’appelleras pour annoncer mon passage ! Ok ! Tu es un amour ! Oui ta princesse est là. Ok, on se tient. Je t’embrasse très fort. Bisous.

Mes parents venaient de parler brièvement du mal rampant. J’étais heureuse d’en savoir quelque chose à présent bien que je fusse jalouse et fâchée que ma mère n’ait pas pensé à me passer mon papa pour lui dire quelques mots.

Le lendemain matin, en arrivant à l’école, je n’étais pas surprise de voir à l'entrée, un dispositif du lavage des mains. C’était un sceau d’eau à robinet et un bidon d’eau savonneuse posés côte à côte sur un trépied. L’une de nos tatas, en cache-nez, obligeait tous ceux qui entraient dans l’école à se laver les mains. Tout le personnel y portait un masque, même notre maîtresse. Le toboggan, les pneus de l’aire de jeu étaient encagés. En classe, je ne pouvais plus tendre le bras pour prendre quelque chose sur les tables de mes voisins à l’entour, on nous avait séparés. Avant de commencer les apprentissages du jour, la maîtresse nous parla longuement de la maladie. Elle s’appelait la maladie au coronavirus ou le Covid_19 parce qu’elle était causée par un méchant virus du nom de Corona. Ayant vu le jour en Chine, elle y avait tué beaucoup de Chinois avant de s’attaquer aux autres peuples du monde. Nous devrions nous protéger en portant journellement un masque et en respectant les gestes barrières. Dès demain, nous viendrions à l’école munis de nos cache-nez. Ce serait salutaire pour chacun et pour tous.

Nous eûmes très peur à ce discours, mais ce fut pour un laps de temps puisque mes amis et moi étions retombés très vite dans notre insouciance, la force de l’enfance. Moi, Mero, je n’accepte pas qu’on m’empêche de jouer avec mes amis, de courir, crier et sauter. C’est papa et maman qui s’occupent de tout pour moi, ils me soignent quand je suis malade, ils m’habillent et me nourrissent, m’achètent plein de cadeaux… Je ne fais rien. Pourquoi veut-on que je m’inquiète du coronavirus ? Pourquoi les adultes veulent-ils que mes amis et moi, nous nous inquiétions du coronavirus? C'est pourquoi, malgré les restrictions, nos récréations étaient toujours bruyantes, on courait, on criait et on se touchait. et on se touchait vraiment.

Pourtant, à l’extérieur de l’école, tout était calme; il y régnait une tristesse inhabituelle. On voyait peu de monde sur les routes, les attroupements des gens sur les trottoirs  et dans les ateliers des mécaniciens de motocyclettes, le plus souvent remplis de clients, s'étaient raréfiés. Des informations plus alarmantes tombaient chaque jour et, peu à peu, on passait des nouvelles étrangères à celles de chez nous. Maman rapportait à mon père la courbe des contaminations nationale. Elle s’élevait de jour en jour et commençait à inquiéter sérieusement  nos autorités.  L’inquiétude atteignit son comble dès qu’il y eut un premier décès. Le gouvernement décide de créer un cordon sanitaire afin d’isoler des régions, il fait fermer les lieux de culte et les écoles. Nous avions notre confinement, tout comme mon papa, retenu dans un pays que je ne connaissais pas : on était au mois de mars et l’école fermait ses portes sur l’ordre du méchant virus.

Akotêgnon Gbêdékounnou Ascension BOGNIAHO

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article